19/06/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

La fusion des contrastes

01/11/1991

Selon les plumes, Yang Chihung a été qualifié d'impressionniste, de symboliste, de peintre décadent, de primitif, d'adulateur des femmes, de misogyne, de mythologiste et de fataliste chinois. Il n'est rien de tout cela, mais tous ces qualificatifs peuvent être regroupés ensemble pour le définir. Souvent, son œuvre a été comparée à celles d'Odilon Redon (français, 1840-1916), Georgia O'Keeffe (américaine, 1887-1986), Willem de Kooning (américain d'origine néerlandaise, né 1904), Pablo Ruiz Picasso (espagnol, 1881-1973) et Paul Gaugin (français, 1848-1903).

Ses tableaux ne sont pas exhaustifs d'un simple coup d'œil. Ils réclament une plus longue observation. Ils ne s'intègrent pas vraiment dans un mouvement en « -isme » parce que l'artiste ne saurait lui-même s'y placer d'une manière confortable ni se distinguer comme un produit de « son temps » ou de « sa société ». L'œuvre est trop élémentaire pour cela. Elle reflète plus des mouvements psychologiques et philosophiques qu'une intégration sociale.

L'œuvre de Yang Chihung est touffue et complexe, imprégnée de nombreux symboles, tensions et expressions de sentiment. On y décèle le primitif avec le décadent, le primaire avec le subtile, la force avec le délicat, la passion avec la philosophie, le vif désir avec la résignation extrême.

Une obsession érotique trouble son œuvre, et, dans le langage de Yang Chihung, tout objet devient le véhicule communicateur de l'érotisme. Les coquillages, les os et les plantes sont doués de sensualité. L'artiste s'engage dans une bataille entre le psychologique et le monde classique lorsqu'il peint un nu, une déesse primitive de la fertilité ou un symbole plus contemporain de l'érotisme. Il a jeté la traditionnelle feuille de vigne pour la remplacer par un cache-sexe noir, une fleur rouge assez suggestive ou une tête d'animal. La fantaisie et le rationalisme jouent à cache-cache et se complètent.

Cette fusion des contrastes a donc puisé dans les sources de sensibilités artistiques paradoxales de Yang Chihung. Né en 1947 à Taiwan et diplômé de l'académie nationale des Beaux-Arts de Taiwan à Pankiao, il a passé ces dix dernières années à New York et a tenu de nombreuses expositions one-man show aux Etats-Unis, en Europe, en Amérique du Sud et en Asie. Au prestigieux Clocktower de New York sous le parrainage de l'Institut des Arts et des Ressources urbaines américain, il fut choisi artiste-résident et a participé aux activités artistiques de New York, d'abord dans une galerie de la 57e Rue, puis dans une galerie du district de Soho à Manhattan. Il a déclaré qu'il n'avait pas de conscience orientale ni occidentale, laissant croire à un sentiment épique et collectif. « Avant d'être chinois, new-yorkais ou même un peintre, je suis avant tout un homme », dit-il.

En fait, il existe un subtile mélange d'influences orientales et occidentales autant dans l'homme que dans l'œuvre. Yang Chihung est très sensible à la ligne, laissant quelques observateurs occidentaux surnommer ses tableaux de « calligraphiques » pour avoir été influencés par les idéogrammes chinois.


Quelques critiques ont loué les œuvres de Yang Chihung pour leur signification taoïque sans trop savoir exactement de quoi il s'agissait. Bien qu'elles réduisent le taoïsme à un mot tintant et envoûtant, la vision de base est correcte. L'œuvre de Yang Chihung définit les principes taoïques sur deux points : l'expression de la force dans la douceur et la souplesse; le mouvement à travers les cycles naturels et les mutations. Lao Tseu à justement écrit :

Rien n'est plus souple et plus faible que l'eau,
Mais pour enlever le dur et le fort, rien ne la surpasse.
Et rien ne saurait la remplacer.
La faiblesse a raison de la force;
La souplesse a raison de la dureté.
Tout le monde le sait,
Mais personne ne peut le mettre en pratique.
Ainsi le saint a-t-il dit :
Accepter toutes immondices du royaume,
C'est être le seigneur du sol et des céréales.*
Accepter les maux du royaume,
C'est être le monarque de l'univers.
Les paroles de Vérité semble paradoxales.
(Chap. LXXVIII)

Dans sa peinture, Yang Chihung exerce une grande vigueur, par moments directe et violente, par d'autres presque lyrique. Il s'efforce toujours de la surmonter avec subtilité et finesse, parachevant une puissance élusive et fragile.

Au premier coup d'œil, son œuvre contient les symboles de la vie et de la mort, mais à plus longue observation, les deux fusent en sorte d'homogénéité de « ni vie ni mort ». Ainsi, elle représente le cycle naturel taoïque des mutations.
Le Tao n'a ni fin ni commencement…
(Tchouang Tseu)
Toute chose a une fin, sans pouvoir se fier à son devenir.
(Tchouang Tseu)
Le début et la fin se succèdent, sans en connaître la raison.
(Tchouang Tseu)
La vie engendre la mort, la mort engendre la vie.
(Tchouang Tseu)
Le retour est le mouvement du Tao.
C'est par faiblesse qu'il se manifeste.
Tous les êtres sont issus de l'Etre;
L'Etre est issu du Non-Etre.
(Chap. XL)

Est ainsi juxtaposée avec toute la sensibilité philosophique chinoise la modernité urbaine que lui inspire New York. Dans les rues de la métropole américaine, on se sent parfois comme un petit animal marin dépourvu de sa coque. Une fois, on se réveille pour constater que sa voiture a été cambriolée, le pare-brise envolé en mille éclats. Le lendemain, on fait une rencontre amoureuse dans le Washington Square Park. On ne sait jamais ce que réserve la suite, surtout à New York, dit Yang Chihung. Son art est un engagement visuel et philosophique. Il tourmente en mettant calmement l'observateur au défi de déchiffrer le code graphique de sa peinture. Ambigu et imposant une force dramatique, son art voltige un peu en marge entre l'abstrait et le représentatif. Sa trame est riche d'os phalliques, de coquillages en forme d'utérus, de crânes et de squelettes qui se dissimulent comme dans le Mémento des morts, des lances creusant leur jet dans le bois et la pierre, des fleurs érotisées à demi-couchées et lascives, comme si elles sortaient d'un roman de Joris-Karl Huysmans (écrivain français, 1848-1907), une vie végétale bizarre, des débris de la jungle carnivore aux aguets pour étreindre jusqu'à la mort leurs victimes. Ces éléments reflètent a priori la base organique de la vie humaine même s'ils incorporent un niveau élevé de sophistication psychologique ou philosophique.

Une exposition à la Galerie Lungmen de Taipei vers la fin 1988 était dédiée à ces symboles qui dénotent les principales inquiétudes artistiques et philosophiques de Yang Chihung. Les plantes, les fleurs, les coquillages, les crânes, les os, les cosses et les cocons rivalisaient entre eux d'une action esthétique englobant le cycle de la naissance et de la décomposition.

Dans la série Enveloppe d'œuf marin I, II et III, Yang Chihung dépeint un objet tout à fait banal, un œuf de raie enveloppé de quelque chose que les enfants ramassent sur les plages atlantiques des Etats-Unis. C'est un symbole parfait, d'après l'artiste, qui après avoir donné vie est vite abandonné à la putréfaction. On connâit l'artiste pour son usage intensif de la couleur, mais là, c'est une peinture d'un ton neutre, presque monochrome. Enveloppe d'œuf marin I et II sont rendus par un subtile dégradé de noir, beige et marron. Chaque tableau est un équilibre méticuleux entre les espaces pleins et vides. La surface et le décor s'égalise en intensité, l'un empiétant sur l'autre, étant ainsi constamment en interaction. Des méthodes artistiques approfondissent l'effet : de fines pointes et échardes de couleur pénètrent les espaces vides comme un tissu effiloché.

La couleur prend place dans Enveloppe d'œuf marin III. Subtiles et soudains, des flots de rouge, bleu et vert vif se disputent. Quoiqu'usant de couleurs acryliques, Yang Chihung parvient à une grande fluidité, rappelant ses connaissances des délicates aquarelles chinoises.

Il conseille généralement de ne pas analyser, mais d'éprouver. C'est facile à suivre devant des œuvres telles que Etude de la naissance d'une fleur, Réflexions de chair ancienne et Coque blanche, fleur rouge. Ce sont un foisonnement des symboles favoris de Yang Chihung. Le nu féminin rendu dans des couleurs inoubliables occupe une place importante dans ces tableaux.

Dans Etude de la naissance d'une fleur, un nu voluptueux est étendu en diagonale, au milieu de fleurs, de pétales et de cosses. Il semble léger comme suspendu dans cet espace florale.

Dans Coque blanche, fleur rouge, un nu de face est assis sur la droite dans une mosaïque de coques, de crânes et de fleurs. Le cou et le haut du torse s'estompent dans une brume colorée.

Dans Réflexions de chair ancienne, un corps tronqué classique occupe la moitié sombre du tableau. Les cuisses émergent du brun foncé tandis que le cou et les bras sont cassés. Le corps est entouré un brun lourd ombrageant la carcasse et les plantes. L'autre moitié est blanche et fait appel à la réflexion, mirant le temps et l'intemporalité, en somme le vide. Des cosses de haricots et des cocons sont en suspens dans cette partie claire. Au bas, entre ce corps de « chair ancienne » et le vide, un masque représentant l'observateur ou l'artiste, témoin du passage du temps et du cycle perpétuel de la décomposition et de la régénérescence.

Un autre tableau, Epanouissement vers la poésie, récemment exposé à la Galerie Michael Walls de New York, est important pour la compréhension des nus abstraits de Yang Chihung. Comme dans Coque blanche, fleur rouge et Réflexions de chair ancienne, la toile possède un fort contraste gauche-droite. A gauche, un nu tronqué classique apparaît d'une grande draperie. Des lis blancs sortent du cou de la forme humaine, et non de la tête. A droite, une forme féminine allongée et floue se dresse dans de riches nuances brunes. Yang Chihung achève cette impression insolite par un cliché aux rayons X en Y traçant des os à l'intérieur de cette figure. La forme allongée relève fièrement la tête avec un talent remarquable. Cette fois, pas de masque, mais une tête d'antilope disposée entre les deux nus, entre le feu et le vide. Visiblement cachée entre les lis et le vide blanc et brillant, une autre tête d'animal.

Dans Etude de la naissance d'une fleur, l'expression de la femme est obscurcie tandis qu'elle semble oubliée. Dans Coque blanche, fleur rouge, la figure féminine est directement en opposition. Dans Réflexions de chair ancienne, le corps est déjà un symbole, une icône stylisée au-delà de toute identification. Le modèle de Yang Chihung s'alterne entre la description iconographique du corps humain et le symbole de l'iconoclasme.

L'artiste a souvent  peint des femmes sans tête, mais ce n'est pas le cas dans Epanouissement vers la poésie. En effet, les expressions féminines possèdent leur tête, ayant une réalité et une identité. Qui est la femme qui se profile à droite? Le rendu, avec un cou long et élégant, fait penser à une tête de la Renaissance. Est-ce l'emblème idéalisé de la femme? Est-ce une déesse érotique de la Terre qui surgit de la nature? Ou encore le portrait d'une réelle rencontre? De telles questions qui s'échappent de l'esprit manifestent le caractère intellectuellement évocateur de Yang Chihung.

Il dépeint sa propre perspective en voguant entre le merveilleux et le cynisme, une curiosité presque religieuse sur le phénomène de l'être et une résignation pleine de tristesse à l'existence. Les tableaux, comme Réflexions de chair ancienne, sont nettement centrée sur la résignation. Cependant Epanouissement vers la poésie a une vitalité délicate qui le rend plus positif que n'importe quelle autre œuvre. Ce tableau est à la fois lyrique et puissant. Il est imprégné d'une vulnérabilité, mais contré par l'impression d'une force sublime. En n'évoquant pas simplement le macabre et la profondeur, l'impact visuel et spirituel engendre le respect.

L'art érotique en Occident a essentiellement pour sujet le corps de la femme, ce qu'a suivi Yang Chihung. L'absence de figures masculines est presqu'uniforme, quoiqu'elle soit soumise à interprétation dans quelques cas. Les têtes d'animal ou les masques apparaissent quelquefois pour usurper le rôle masculin, entrant en action avec les personnages féminins en devenant un élément important dans de nombreux tableaux. L'artiste estime que ces têtes d'animal le représentent assez bien en choisissant de dépeindre les hommes, y compris lui-même, sous son aspect primitif et instinctif en faisant ressortir la force animale sauvage qui donne à son œuvre picturale cet impact viscéral. Mais ses animaux ne se ressemblent pas. A ses débuts à New York, il dessinait volontieers des tigres aux griffes acérées qui s'entrebattaient férocement les uns les aurtres. Maintenant, ce sont des daims ou des chèvres en train de se lécher ou de se mirer.

La plupart des masques de Yang Chihung expriment aussi sa personne. Les masques sont anciens, omniscients, aliénables et impénétrables. Ils représentent l'intelligence et non la force brute animale. Le masque dans Réflexions de chair ancienne est d'un dessin assez rustre. Deux jets de peinture entrent dans les yeux comme des larmes qui retournent à la source. C'est l'image d'un dernier observateur passif de la réalité. Elle manifeste le côté philosophique de l'artiste.

Bien qu'il admire les surfacees rudes et l'épais dépôt de peinture à la manière du peintre allemand Anselm Kiefer (né 1945), sa formule similaire est plus raffinée et variée. Il effleure de son pinceau, gratte avec un couteau, trace de fines lignes au fusain et ajoute avec les doigts de la peinture à de délicats points saillants. La trame d'un tableau, de même que son sens particulier de l'espace, de la couleur et de la composition, sont le témoin de ses sensibilités asiatiques.

Yang Chihung explore un usage anthropomorphique de la peinture. C'est une interprétaion centrée sur l'homme qui est non seulement des objets, mais aussi de la véritable peinture. Son œuvre est personnalisée avec des abstractions stylisées de la réalité qui ne se situe pas dans les dimensions du temps et de l'espace. Il y a un sens du mouvement  constant dans ses tableaux, comme le puissant courant intemporel du Yang-tseu kiang, du Tibre ou du Nil. Il reflète une exploration philosophique, une interrogation, un conflit, un combat dans sa tentative de fixer l'espression d'un monde chaotique. L'instabilité existe aussi dans les tableaux où tout est hors du temps et en progression, une fusion dynamique d'un objet, une trasformation de l'être dans le vide.

L'élément le plus insaisissable de sa peinture repose dans la conscience du vide. Carré dans un cercle illustre sa préoccupation du vide en tant que peintre et philosophe. Un carré jaune domine le centre du tableau. Une parcelle d'espace plan se trouve dans le champ d'une profondeur complexe, agitée et s'éloignant dans l'infini. La vision cyclique de la vie est ainsi représentée par le mouvement circulaire d'une grande acuité visuelle et par l'expression de la densité et de la profondeur. Dans ce tableau, le feu se fond en fleur, la fleur devient un rameau et le rameau se transforme en crâne et en os.

Yang Chihung a déclaré être un cynique, un idéaliste, un nihiliste et un humaniste. L'ironie de son nom chinois renforce toutes ces tensions. Son patronyme Yang a le même son que le caractère yang, le principe masculin de la philosophie chinoise qui symbolise la dureté, la force et la lumière. Mais en même temps, son patronyme est le caratère du saule, un bois réputé délicat et tendre dans la dendrologie chinoise et hautement recherché par les sculpteurs.

Le titres de ses tableaux revendiquent une pertinence à la peinture dans l'art scénique où les œuvres ne sont pas dénommées ou alors reçoivent une appellation cryptique, comme A472 ou Cœur 1, 2, 3… Plutôt que de les désigner assez platement, Yang Chihung a des titres suggestifs dans les plus profondes couches de son œuvre. Ils notent sa sensibilité poétique et sa préoccupation du mythe, de la philosophie et de l'histoire.

L'artisste revient  toujours aux thèmes du mythe et de l'homme. Le mythe est particulièrement adapté pour apporter à la fois le primitif et le subtile. C'est une façon naturelle de saisir le cosmos et un essai humain le plus immédiat pour dénommer le chaos. Yang Chihung est un contemporain qui préfère créer sa propre mythologie dans sa propre peinture avec l'espoir d'affronter le chaos à travers une symbolique artistique plutôt que de créer ou de manipuler des symboles verbaux.

« Qu'est l'éternel? » s'exclame souvent Yang Chihung. Quoi qu'il soit, aussi éphémère qu'il puisse être, c'est ce que sa peinture veut exprimer. Cette œuvre est un « panorama spirituel » passionné, une idée pas du tout nouvelle dans l'art chinois. Leonard Bernstein (musicien américain, né 1918) a parlé de la musique comme d'un « cosmos dans le chaos ». Si on étendait cette définition à l'art et que l'artiste soit justement aux prises du chaos cosmique, Yang Chihung est un atlas d'audace et d'esthétique.

 

NDLR : Les termes « érotisme » et autres y relatifs employés par l'auteur dans ce texte semblent être quelque peu abusifs pour décrire les nus féminins artistiques de Yang Chihung qui ne sont nullement de nature érotique.

La traduction complète des chapitres LXXVIII et XL du Livre de la Voie et de la Vertu ou Tao-te king est de Liou Kia-hway, dans son ouvrage Lao-tseu, Tao tö king, Gallimard, Paris (1967). Celle des passages de Tchouang Tseu est un essai de traduction des vers cités. Il convient de signaler que l'auteur n'a pas indiqué les sources de ses citations.

* seigneur du sol et des céréales. Il s'agit du roi souverain. Dans l'esprit antique, ce sont le sol et les céréales qui font vivre le peuple. Comme son représentant suprême, le roi, a seul le droit et le devoir de faire sacrifice au(x) dieu(x) du Sol (Terre) et des Céréales (Aliments), il en est donc le seigneur.

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